Un homme marche dans la rue, un autre l’interpelle et le rejoint.
— Pardon !
— Moi ?
— Oui vous… puis-je vous poser une question ?
— Une deuxième alors.
— Si vous voulez. J’aimerais savoir si vous verriez un inconvénient à ce que je devienne votre ami.
— Mon ami ?
— Disons un de vos amis, je ne demande pas l’exclusivité bien entendu.
— Mais je ne vous connais pas !
— Justement !
— Justement ?
— La plupart du temps, quand les gens me connaissent, ils ne souhaitent pas que je devienne leur ami. Profitez-en.
— Désolé, moi je sais tout de mes amis et réciproquement. Enfin, de mes vrais amis.
— Et donc vous devez passer les voir quand ils sont malades, vous souhaitez l’anniversaire de leur femme, gardez le chien quand ils voyagent en Chine, vous assistez à la crémation de leur mère…
— Oui, et je pars faire du ski avec eux…
— Au risque de vous casser la jambe… c’est cher payé, reconnaissez ! Alors qu’avec un ami inconnu, rien de lourd, de pesant, aucun rajout à la liste déjà trop longue des êtres chers, pas d’encombrements affectifs, ni sentiment de devoir, jamais l’ombre d’une culpabilité si vous manquez une naissance ou un mariage, à peine si nous nous croisons un petit signe de la main accompagné d’un vague sourire et encore, une moue suffit largement et à la rigueur si l’on se sent entraîné par les automatismes de la courtoisie, on peut lâcher un “Comment va l’ami ?” sans le moins du monde se soucier de répondre à “Et toi l’ami ?” que l’autre par réflexe peut vous rétorquer. Croyez-moi, c’est l’idéal de partager une amitié sans en payer le prix.
Un temps.
— Et pour l’argent ?
— Pour l’argent ?
— Oui, si un jour j’en ai besoin, si j’ai un problème d’argent ?
— Eh bien ?
— Eh bien c’est toujours à mes amis que je demande de l’aide.
— Vous demandez à vos amis de vous prêter de l’argent quand vous en manquez, c’est bien ce que vous êtes en train de m’expliquer ?
— Oui.
— Et alors ?
— Et alors je pourrais vous demander de l’argent à vous ?
— À quoi servirait-il que je sois votre ami si vous ne pouviez pas me demander de vous prêter de l’argent ?
— Mais j’ignore tout de vous !
— Quelle aubaine ! C’est un enfer d’aller demander de l’argent à quelqu’un qu’on connaît. S’il est riche, il vous soupçonnera aussitôt d’être ami avec lui pour sa fortune, s’il est pauvre, il vous haïra de vouloir le saigner alors qu’il est exsangue, et s’il n’est ni riche, ni pauvre, arbitre de football, fabricant de gaufrettes ou vendeur chez Volkswagen par exemple, là c’est le pire ! Comment demander de l’argent à un vendeur de voitures allemandes quand on connaît l’état catastrophique du marché automobile à l’export ! Alors que moi, qu’est-ce que ça vous coûte de me demander de l’argent à moi ? Je ne pourrai jamais vous reprocher de connaître l’état de mes finances, ni de mettre à mal trente ans d’amitié puisque la nôtre n’est que de quelques minutes. Là encore, ne suis-je pas l’ami idéal à qui l’on peut demander de l’aide sans crainte ni honte ?
— Vous me prêteriez de l’argent ?
— Non.
— Mais vous venez à l’instant de me dire…
— Je viens de vous dire que vous pouviez sans aucun problème me demander de vous prêter de l’argent, pas que je vous en prêterais. N’oubliez pas que ce que je veux c’est être l’ami idéal, pas celui qui va vous entraîner dans des dettes qui vont vous ronger l’existence.
— Vous savez, devoir de l’argent à quelqu’un dont on ne connaît ni le nom ni l’adresse, franchement, je m’en fous !
— Je m’appelle Jean-Paul.
— Comme mon frère.
— Aïe ! Ça y est, on commence à se connaître pour une stupide histoire d’argent ! Maintenant vous allez être obligé de penser à moi à la Saint-Jean et à la Saint-Paul, de dire à votre frère que vous avez rencontré quelqu’un qui s’appelle comme lui, il vous demandera qui, vous lui direz que vous ne savez pas, il ne vous croira pas, vous serez obligé de me retrouver pour mieux me connaître à la demande de votre frère à qui vous ne pouvez rien refuser parce qu’il est handicapé…
— Mais mon frère n’est pas handicapé !
— Ah non ?
— Aucunement.
— Vous êtes sûr ?
— Tout à fait !
— Ouf ! Donc je ne connais pas votre frère, pas plus que je ne vous connais, finalement, puisque vous êtes le frère de Jean-Paul que je ne connais pas. Bon, plus de peur que de mal. Nous sommes vierges de toute connaissance… Donc ?
— Donc… ?
— Eh bien… ?
— Bon.
— Bon quoi ?
— OK.
— OK quoi ?
— Allons-y.
— Pour l’amitié ?
— Après tout…
— Merveilleux ! Vous voyez, je ne me fâche même pas de votre manque d’enthousiasme, je ne vous en veux pas de ne pas me serrer contre vous en me remerciant de vous avoir fait rencontrer l’ami idéal ; aucun reproche, aucune contrariété, jamais !
— C’est appréciable, c’est vrai.
— Alors à bientôt l’ami !
— Vous partez ?
— Oui.
— Déjà ?
— Aïe ! Ça vous peine ?
— C’est-à-dire…
— Vous sentez un petit pincement, là ?
— Pas exactement un pincement.
— Oui je vois, vous ne somatisez pas, votre chagrin reste conceptuel…
— Peut-être.
— On est mal partis…
— Vous pouvez me connaître un peu, ce n’est pas grave, l’important est que moi je ne vous connaisse pas.
— C’est contagieux ces choses-là, vous allez forcément avoir envie de me demander, je ne sais pas moi, si j’ai des allergies ou quel est mon dessert favori… et à partir de là on est foutus.
— On peut quand même aller boire un verre pour fêter ça !
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… Allons-y !
— Ça n’arrive pas tous les jours de rencontrer l’ami idéal. Je m’appelle Antoine.
— À vos risques et périls.
— Un petit ballon ce n’est pas grand-chose.
— Pas grand-chose, sauf que j’ai déjà envie de te dire que tu as une coiffure de plouc.
— Moi ?
— Oui toi. Je ne vais quand même pas mentir à un ami ! Tu te coiffes avec du beurre le matin ou quoi ?
— En tout cas pas du beurre rance, si tu vois ce que je veux dire !
— Tu veux dire quoi ?
— Que tu sens !
— Que je pue, oui ! Vas-y, dis-le que je pue !
— Tu pues Jean-Paul… si tu n’étais pas mon ami, je ne te le dirais pas.
— On est foutus Antoine, je t’avais prévenu, foutus.
Ils s’éloignent vers un bistrot, on entend encore leur voix.
— Jean-Paul, t’as pas de douche chez toi pour puer comme ça ?
— Non, mais moi je me lave pas les cheveux dans une friteuse, Antoine.